vendredi 1 avril 2011

Kean, ou Désordre et Génie 1924

Un film d'Alexandre Volkoff avec Ivan Mosjoukine, Nicolas Koline et Nathalie Lissenko

Le célèbre acteur shakespearien Edmond Kean (I. Mosjoukine) est amoureux de la comtesse de Koefeld (N. Lissenko) qui est l'épouse de l'ambassadeur du Danemark. Elle est aussi la maîtresse du Prince de Galles...

Cette biographie de l'acteur Edmund Kean (1789-1833) est une adaptation de la pièce qu'Alexandre Dumas écrivit pour un autre grand acteur Frédéric Lemaître en 1836. La vie turbulente de l'acteur anglais était du pain béni pour les auteurs romantiques français qui cherchaient à s'échapper des conventions du théâtre classique français. Shakespeare était aux antipodes de notre théâtre néo-classique racinien. Il représentait le bruit, la fureur, la vulgarité et l'explosion des sentiments en scène. De même, l'arrivée des immigrés russes dans le cinéma français des années 20 apportent une bouffée d'oxygène dans notre cinéma hexagonal. Ivan Mosjoukine est leur figure de proue avec son magnétisme, son athlétisme et ses qualités protéiformes. Il n'est pas étonnant qu'il ait voulu interprété le rôle de Kean, un artiste, comme lui, qui vivait le moment présent au risque de bruler la chandelle par les deux bouts. Produit par la Sté Albatros, le scénario du film modifie considérablement la pièce originale de Dumas. Il n'y aura pas de fin heureuse : Kean va mourir par une nuit d'orage. Ce recentrage de l'intrigue vers le destin tragique de Kean est une brillante idée. Mosjoukine (qui a participé à l'écriture du scénario) peut y déployer ses talents complets d'interprète. Kean est une idole des planches londoniennes. Toutes les femmes sont folles de lui. Mais, après la représentation, il se retrouve seul avec son seul ami, le souffleur Salomon (N. Koline) qui est son homme à tout faire. Au lieu de passer la soirée dans la bonne société, il part s'encanailler, habillé en marin, dans un bouge 'The Coal Hole Tavern' buvant des litres de rhum et dansant jusqu'au matin. Cette scène de la taverne est l'occasion pour Volkoff de réaliser la meilleure séquence du film. Avec un montage rapide et accéré, nous observons Kean dansant la gigue avec les clients. Alors que la cadence s'accélère, les bouteilles se mettent à danser sur les étagères et la folie semble s'emparer de tous. Reprenant, le système du montage rapide créé pour La Roue (1923), Volkoff l'utilise avec une suprême habilité, si bien, que Gance l'engagera comme assistant réalisateur sur Napoléon (1927) peu de temps après. Le film est un récital Mosjoukine qui est sur scène Roméo et Hamlet avant de mourir dans une débauche de romantisme exacerbé qui ne déparerait pas un tableau de Caspar David Friedrich. A l'agonie, il demande à son fidèle Salomon de lui lire du Shakespeare alors qu'un chien hurle sous la tempête. Kean a été détruit par sa folle passion pour la comtesse de Koefeld (N. Lissenko). Dévoré de jalousie, il perd la raison. Rejeté par le public, il meurt misérable et oublié. On ne peut qu'être frappé par le parallèlisme avec la destinée de Mosjoukine lui-même, qui mourut dans la misère en 1939. Cette recréation du milieu du théâtre des années 1830 a certainement dû avoir un impact sur le jeune Marcel Carné. Et je ne serais pas étonnée qu'une partie des Enfants du Paradis (1945) trouve sa source dans ce film. Le Frédéric Lemaître de Brasseur mène une vie aussi agitée que le Kean de Mosjoukine. Après tout, Carné a travaillé comme assistant de Jacques Feyder à la Sté Albatros à la fin des années 20. Nicolas Koline forme un duo remarquable avec Mosjoukine, alternant comique et tragique. Il faut les voir sortir déguisés, Mosjoukine en marin et Koline en femme, pour échapper aux créanciers ! Le film est un très bel hommage à l'artiste romantique comme le proclame le désordre et le génie du titre.

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