lundi 18 juillet 2011

Napoléon vu par Abel Gance 1927


Je voudrais poster ici cette très intéressante critique d'époque du Napoléon de Gance. Le critique Jean Tedesco n'a vu que la première présentation à l'Opéra du film. Il faut le préciser car cette version était amputée par rapport à la version définitive présentée en mai 1927. En tous cas, je trouve que cette critique est équilibrée dans ses louanges et ses regrets. Il faut remarquer que les scènes plus légères semble échapper à Tedesco. Il faut dire que la présentation du film a été gâchée par une partition musicale inappropriée. Arthur Honegger avait quitté le navire avant la première après une dispute avec Gance. Ce dernier ne cessait de modifier le montage du film et rendait le travail du compositeur impossible.
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Jean Tedesco, Cinéa-Ciné Pour Tous, 15 avril 1927 :
Depuis la représentation de gala à l’Opéra, le 7 de ce mois, du film considérable d’Abel Gance, les opinions les plus variées fleurissent de toutes parts, les unes timides, les autres définitives. C’est un véritable printemps d’opinions brusquement écloses, où la discrétion d’un muguet se mêle à une arrogance de pivoine. Après un hiver d’indifférence qu’aucun film nouveau, hors Métropolis, ne dégela, voici enfin un peu de chaleur, un peu de fièvre.
C’est que le soleil, cet ami de Bonaparte, brille effectivement sur cette œuvre grandiose. Sachons gré à l’auteur d’avoir donné un rôle dès le début de l’action, à ce qu’il est convenu d’appeler l’astre du jour. Pous notre part, nous lui accorderons plus d’importance qu’à bien des comédiens, même excellents, qui abondent dans cette fresque d’histoire. Le soleil, suspendu au-dessus des rivages de la Corse, voilà bien le fond du film, l’âme qu’il ne faut pas qu’on oublie : chaleur, fièvres communes au héros de la Révolution et au poète silencieux qui, de nos jours, a tenter de clamer pour sa gloire un grand hymne d’images.
De cette réalité visible, les uns parraissent profondément imprégnés et ne trouvent pour le Napoléon d’Abel Gance que cris d’enthousiasme et délirantes épithètes ; les autres, qui se comptent en grand nombre à Paris, n’ont pas voulu s’en convaincre et, dès lors, la toile d’idéal sur laquelle l’auteur a tendu ses rêves disparaissant, un certain trouble s’empare des esprits et la critique a beau jeu. Il nous serait facile de choisir cette seconde attitude, assurément plus commode. Nous préférerons nous maintenir sur la position première, tout en soumettant à notre grand créateur d’images quelques réflexions qui n’ont d’autre but que de toucher à l’esthétisme même du cinéma.
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A cette époque de formation, il nous paraît que le cinéma oscille entre plusieurs points. Réalisme, romantisme, impressionnisme, symbolisme se disputent ses faveurs et c’est déjà le baptème d’un art véritable que ces querelles d’école où se retrouvent les grandes crises de la peinture et de la poésie. Abel Gance paraît avoir résolument opté pour le romantisme symbolique. Il est possible qu’il ait porté cette forme hugolesque du cinéma actuel à un haut degré de perfection. Il faut alors regretter qu’il ne s’y soit pas tenu plus strictement, au risque d’amputer son rêve total et d’en sacrifier quelques lambeaux délicats. Il y a dans Napoléon, une alternance de grandeur poétique et de description historique ; un côté « chronique » et même Alexandre Dumas père crée un certain pittoresque, avec effets de surprises que, personnellement, nous trouvons indigne de l’inspiration profonde d’une pareille œuvre. Des personnages mystérieux apparaissent, agissent un instant très court, puis disent leur nom devenu immortel comme pour étonner la postérité que nous sommes. C’est à ce moment-là que le cinéma se révolte et trahit ses amants le splus fervents. Cinéma ne veut pas dire d’historiettes et j’ai bien peur que l’Histoire elle-même, du moins sous l’apparence d’une docte dame pleine de souvenirs, n’obtienne pas sa grâce. De même la philosophie historique ne trouve pas place sur l’écran. Nous l’avons senti à certains passages de Napoléon où Saint-Just vient en quelques sous-titres nous résumer l’idéal de la Révolution Française et prophétiser sur l’avenir des Républiques ; nous l’avons senti encore lorsque Bonaparte s’explique avec les fantômes de la Convention et qu’il développe rapidement sa pensée sur la République Universelle. Sans doute est-il naturel qu’Abel Gance lui-même, empruntant l’apparence de Saint-Just, ait désiré exprimer la pensée révolutionnaire et rappelé à tous ceux qui l’ont oublié combien son héros était le fils de la Révolution ; il n’en est pas moins vrai qu’à partir de ce moment le cinéma est en suspens, exactement comme si les appareils de projection étaient arrêtés, et qu’il ne retrouve sa vie véritable que dans le mouvement des images expressives par elles-mêmes.
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Nous avons trop de confiance dans le talent d’Abel Gance et trop de sympathie pour la flamme qui l’anime pour ne pas oser ici le fond de notre pensée. Le cinéma, porté à un poit élevé de perfection, est un paroxysme de l’expression ; on ne peut lui demander trop – il faut savoir choisir. Or, par une technique extrêmement poussée, grâce à laquelle nous apprenons à connaître une cinégraphie savante comparable à la musique pareillement dénommée, par un art prodigieux de la prise de vues, un sens étonnant du rythme, une acuité de vision qui lui permettent de lire aisément plusieurs images rapides superposées. Gance est un paroxiste du cinéma moderne. Un tel homme ne peut demander au spectateur de le suivre pendant douze mille mètres sans fatigue ; il le sait bien et repose son public par d’agréables petites histoires du passé, l’aubergiste Fleury, le désespoir de la douce Violine, la merveilleuse Tallien aux jambes nues, la leçon de Talma à Bonaparte, la partie d’échecs avec le général Hoche, mille scènes du même ordre, traitées avec un art délicat et consommé, mais, nettement en dehors du cadre. Il ne s’agit pas ici d’une critique stérile, faite pour inspirer le regret de ce qui aurait pu être évité, mais simplement d’un essai de conclusion, d’enseignement.
A notre sens, il convient d’accepter le Napoléon d’Abel Gance tel qu’il est, avec ses qualités et ses faiblesses et d’en aimer indistinctement tout ce qu’il faut en aimer, le lyrisme impénitent, la technique vertigineuse, l’abondance généreuse, la délicatesse photographique, la composition de certains rôles. Passons sur la Marseillaise du début. Réalisé avec une maîtrise peu commune, rythmée avec un art consommé, ce prélude souffre d’un défaut initial de présentation. Un chant n’est pas photogénique, en dépit des efforts d’un Gance ; nous ne pouvons apprécier pleinement ces plans rapprochés de « têtes lyriques », ouvrant la bouche toute grande et nous rappelant l’impuissance du cinéma à évoquer le son. Hélas, ce ne sont point les choristes de l’Opéra qui comblèrent cette lacune. Une impossibilité qui appartenait au domaine du spectacle a trahi ici, nous semble-t-il, l’intention audacieuse de l’auteur. Passons donc à l’ouverture du film, qui est plutôt cet étonnant parallèle entre la tempête de la Convention et la tempête qui secoua sur la mer la barque fragile où Bonaparte fuyait la Corse. Précédé d’un exposé excellent du pays natal, de sa maison, avec de remarquables surimpressions du héros légendaire chevauchant parmi les souvenirs, ce morceau est simplement grandiose. On y retrouve, dans le double tumulte de la Nature et de l’Humanité, la plus grande puissance d’un art silencieux, irrésistiblement évocateur et capable de présenter un simultanéïsme visible. Ce fut alors que nous eûmes la révélation des trois écrans. Les rideaux à l’italienne s’écartèrent et la projection devint triple, intensifiant considérablement l’impression produite, agrandissant le champ de vision au point de l’éblouir, multipliant par un coefficient inestimable l’émotion du spectateur. Remarquons qu’il s’agit bien ici d’une triple extension de la prise de vues, par trois appareils synchronisés, et non pas seulement d’un augmentation de la surface de projection. Mais les trois écrans servent à Gance à mille fins diverses. Trois actions peuvent s’y passer en même temps, ou bien uen action centrale et deux actions secondaires, ou bien encore d’une action symbolique se glissant au centre d’une action parallèle. C’est ce dernier cas qui fut réalisé quand nous vîmes sur l’écran central apparaître une mer déchaînée et l’embarcation du futur maître de l’Europe, cette image symbolique encadrée par les vues orageuses de la Convention en désordre, attendant son destin. Ce morceau gigantesque, qui termine la première partie de Napoléon, nous offre déjà un grand nombre de combinaisons nouvelles appliquées à l’écran multiple, nou entraîne véritablement bien au-dessus des problèmes actuels du cinéma ; il en jaillit une forme saisissante du symbolisme direct, pour ainsi dire réaliste.
Ce n’est qu’à la fin de la troisième partie, avec le départ de l’Armée d’Italie que nous retrouvâmes cette joie inédite. Ce final de grande envergure est amené par une excellente psychologie vivante de Bonaparte depuis sa rencontre avec Joséphine de Beauharnais jusqu’à son rapide mariage et ce départ pour l’Etat Major qui est traité dans un mouvement de premier ordre. Gance a donné là une image inoubliable du Corse aux joues creuses, aux yeux de fièvre, qui, s’étant donné trois mois pour conquérir l’Italie avec quarante mille francs et une poignée d’hommes écrivait à Joséphine : « Je te donne mille baisers mais ne m’en donne pas car ils me brûlent le sang ! »
Superposition d’images, alternances, parallélisme, rappels, tous les moyens techniques mêlés au spectacle du départ des conquérants, servent ici à synthétiser le contenu d’une pensée : amour, rêves, ambition, tactique. Cette troisième et dernière partie de Napoléon est une sorte de chef-d’œuvre du genre. Le désespoir de Violine vient tout à coup ralentir le mouvement et couper l’action.
Cela est d’autant plus sensible que nous connaissons peu Violine et que l’on sent ici l’amputation d’un rôle qui fût assurément plus important à l’origine. C’est donc bien d’un défaut de construction que souffre le monument gancien.
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Nous pénétrons dans ce Napoléon comme dans une gigantesque tour, élevée à la gloire d’un héros légendaire, construite avec un grand amour de ce soleil napoléonien vers lequel elle se dresse. Nous regrettons que l’édifice ne soit pas architectural et qu’il soit en somme assez mal protégé contre les intempéries. Du haut de cette tour, de grandes choses peuvent être vues. C’est pourquoi nous avons parlé clair. Abel Gance est un créateur d’images réellement admirable et nous souhaitons qu’il les ordonne un jour au profit d’une œuvre beaucoup moins considérable que cette épopée grandiose. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces mots : nous ne voulons pas nous poser ici en apôtre de la mesure et du goût français ; il dit des folies magnifiques, des déséquilibres exaltants. Nous formons seulement le vœu que des poèmes plus concentrés, qui gagneraient en intensité ce qu’ils perdraient en importance, naissent bientôt de cet esprit bien visuel, qui est peut-être destiné pour ceux qui nous suivront à faire figure d’un grand poète lyrique.

2 commentaires:

Ptipaul a dit…

Ton blog est absolument époustouflant. Je me rend compte que je ne suis pas si beauf a n'aimer que les films d'avant 1970. Merci pour celui sur napoléon et celui du dessous, tout deux très attirants. Ou puis je les trouver.? j'imagine que le Streaming ne les prend pas mais Fnac ?
Merci de tes écrits et à bientôt.

Ps: j'ai aussi un blog sur la com° mais qui n'a pas grand chose à voir ...

Ann Harding a dit…

Merci Ptipaul pour tes encouragements. Non, les films commentés ne sont pas tous disponibles en DVD. Le but de ce blog est de 'faire exister' les films les moins connus.