Critique publiée dans Télérama du 15 novembre 2017:
Le superbe livre de Christine Leteux (Continental Films, Cinéma français sous contrôle allemand, éd. La Tour Verte) remet les pendules à l’heure. Certes, Greven est un allemand raffiné, qui accroche, chaque jour, telle une provocation, son manteau et son chapeau au buste de Hitler dans son bureau, mais il sait aussi se montrer implacable. Harceler Edwige Feuillère qui refuse de travailler pour la Continental après que la firme a racheté son contrat. Forcer Danielle Darrieux à prendre, avec d’autres vedettes, un train pour Berlin, en 1942, pour la première allemande de Premier Rendez-vous.
Le récit se lit comme un roman d’aventures tragiques. Il fait le point sur ce fameux voyage à Berlin en différenciant les acteurs ravis d’en faire partie (Suzy Delair se plaint de ne pas avoir été présentée à Goebbels) et ceux qui y assistent contrains et forcés. Christine Leteux est la seule à avoir réussi à consulter toutes les archives françaises et allemandes sur le sujet, ce lui a permis d’éclaircir des cas très douloureux, comme celui d’Harry Baur.
Il est l’un des comédiens les plus populaires de l’époque : on l’a vu dans Les Misérables, Mollenard, Un Carnet de bal, Volpone, L’Assassinat du Père Noël. C’est dire la stupéfaction des Français lorsqu’ils apprennent que leur vedette adorée a accepté de tourner, en Allemagne, Symphonie eines Lebens. En fait le comédien, dont la femme est juive, a tenté mille prétextes pour refuser. Son état de santé : mais les autorités lui ont promis la présence d’un médecin 24 heures sur 24. Sa méconnaissance de la langue allemande : mais un coach la lui apprendra à vitesse grand V… De retour à Paris après deux séjours éprouvants en Allemagne, Harry Baur et sa femme sont arrêtés, sur la dénonciation d’un ami d’enfance du comédien. Devenu un antisémite forcené, il avait même reproché à un journal d’avoir publié sur la même page la photo de son ex-camarade, un « enjuivé, sale, taré, lâche » et celle d’un être « aussi beau, aussi moral que le Führer ». L’acteur est enfermé dans la prison du Cherche-Midi. A l’un de ses tortionnaires qui s’étonne de le voir se lever alors qu’il s’apprête à le rouer de coups, Harry Baur dit « Ce sera moins lâche, pour vous, de frapper un homme debout. » Il meurt en avril 1943. Un médecin, venu le voir avant son décès, constate qu’il « avait été brutalisé, rossé et frappé avec une violence extrême ».
Le livre s’attache à démêler les responsabilités de chacun. Ceux qui se ruaient sur Alfred Greven avant même qu’ils ne les sollicite (Fernandel, Tino Rossi). Ceux qui travaillaient pour la Continental mais luttaient pour leur indépendance (le cinéaste Henri Decoin). Et ceux qui, au mépris de tout danger, refusaient la moindre proposition (les comédiens Paul Meurisse et Pierre Blanchar). Parmi les comportements les plus détestables, Christine Leteux insiste sur celui de Léo Joannon, réalisateur de second ordre, auteur, avant la guerre, de comédies pas inoubliables : Bibi-la-Purée et Vous n’avez rien à déclarer ? Le scénariste Henri Jeanson l’appelait « la mouche du Boche ». Pour réaliser Caprices, en 1941, Joannon va se livrer à des magouilles ignobles. Il fait signer des contrats antidatés aux vrais auteurs du scénario : Jacques Companeez et Raymond Bernard, interdits de travail parce que juifs, pour s’approprier leur œuvre. Il refuse de les payer, comme il l’avait promis, une fois qu’il est sorti d’affaire. Et lorsque l’un d’eux – Raymond Bernard, se rebiffe et ose l’attaquer en procès, il menace de le dénoncer aux autorités… Le film ne vaut que pour une scène formidable : dans un restaurant huppé, Danielle Darrieux et Albert Préjean créent la panique, à propos d’un lustre gigantesque qui pourrait tomber… On ne peut s’empêcher, aujourd’hui, de mesurer ce que cette fantaisie cachait de lâchetés et d’ignominies. Pierre Murat
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